-VI-

Gérard ne travaillait plus. Il semblait que toute inspiration se fût tarie avec la « maternité » qu'il n'avait pu pousser assez loin. Quoi qu'il voulut entreprendre, cette maternité le gênait. Elle s'interposait devant ses autres œuvres. Et pourtant il n'arrivait pas à la poursuivre. Chaque fois qu'il reprenait son ébauche, il l’abîmait. Une chose l'étonnait : il ne parvenait pas à se représenter le visage de sa femme. Le visage de tous les siens, il lui suffisait de l'évoquer pour le retrouver. Il revoyait jusqu'à des expressions fugitives d'indifférents qu'il avait seulement côtoyés. Ce vieil Anglais, l'année dernière à Bandol, il pourrait le peindre de mémoire. De Marie, au contraire, il ne lui restait qu'une sorte de halo. Trop d'expressions superposées se combattaient, il ne parvenait pas à la fixer dans une de ses attitudes.

En même temps, il ne parvenait pas à penser à elle sans une certaine gêne, et cette gêne nuisait à l'inspiration. Pour Gérard, penser à Marie en vue de continuer sa « maternité » était revenir sur l'impression pénible de cette soirée où elle avait si mal défendu son travail contre la garde. Ce nuage, il s'en rendait compte, ne se dissiperait qu'en vivant de nouveau près de Marie. Seule la tendresse pouvait écarter l'impression pénible d'une faille dans leur amour. Aucun dissentiment – mais ce mot était bien trop fort, on ne pouvait parler entre eux d'un dissentiment – aucune gêne si légère soit-elle ne survivrait à une heure de tendresse. Tenir sa femme dans ses bras, simplement, rester seul à seule, les doigts unis. Voir à son souffle voler sur la nuque les cheveux de Marie. À cette pensée toute inquiétude s'évanouissait.

Aussi, au matin de sa pénible nuit d'insomnie, Marie eut-elle la joie de voir le jardinier monter un divan à côté de son lit. Gérard entra peu après. Il avait sa figure des matins où il préparait à Marie une surprise. Son sourire, qu'il contenait, transparaissait sur tout son visage, l'illuminait. Marie l'aimait beaucoup dans ces moments-là. Elle lui trouvait une figure d'enfant espiègle, de petit garçon jouant une farce. Mais aucune surprise pouvait-elle faire à Marie plaisir plus vif que ce retour de Gérard dans leur chambre ? Ils étaient là, tous les deux, ne se disant rien. Chacun pourtant savait la pensée de l'autre. Chacun savait que l'autre évoquait leurs nuits quand, dans le silence, leurs souffles se confondaient et qu'en étendant un peu le bras ils pouvaient se saisir la main.

À présent, la femme de chambre tendait le drap sur le divan. On apportait des couvertures. Gérard, qui ne voulait pas trop laisser voir sa joie, tournait la tête. Il regardait par la fenêtre le bassin où un cygne de baudruche, abandonné par ses neveux cet été, se balançait mollement contre la margelle.

Un pas le fit se retourner. Gisèle Perceron arrivait pour la toilette de Marie. Gérard s'attendait bien à voir l'infirmière manifester du déplaisir. Il comptait cependant, pour qu'il ne se produisit pas d'éclat, sur cette discrétion soulignée dont à chaque heure elle donnait le témoignage. Grand fut son étonnement de ne pas trouver sur la figure de la garde l'expression à demi réprimée de mécontentement qu'il s'attendait à lui voir. Tout le visage de Gisèle ne montrait que du dégoût.

Dégoût, oui, tel était bien le sentiment de Gisèle à cette minute. Ils voulaient donc la rendre témoin de leurs embrassements ! Elle éprouvait la même répulsion qu'en voyant les chiens s'abandonner à la nature dans les carrefours. Une révolte dressait sa chair à la pensée des caresses que ces deux lits voisins supposaient. Toujours cela, toujours, cette recherche des corps. Ce lit qu'on achevait d'établir ranimait en elle des images qu'elle eut voulu voiler à jamais sous l'oubli. Elle sentait à nouveau sur sa face le souffle de cet homme. Elle était toute jeune infirmière, une de ses premières gardes. Il l'avait saisi dans ses bras, tandis que sa femme agonisait dans la pièce voisine. Elle avait dû crier pour qu'il la lâchât. C'était cela, l'amour. Et ceux deux là qui ne pouvaient s'en passer, et qu'elle voyait se chercher comme des animaux en rut.

Le dégoût lui coupait la parole. Elle cria, d'une voix rauque : « Ah ! cela non, pas d'homme dans la chambre tant que je suis là ! Je m'y oppose formellement, j'aime mieux partir. Pas d'homme dans la chambre. Et tout cela pour... »

Elle n'acheva pas sa phrase, mais les deux époux la comprirent... Gérard pensa faire un éclat. Il était écœuré qu'on pût ainsi souiller ses intentions, son amour même. Il eût chassé cette garde sur-le-champ. Marie, d'un geste l'en empêcha. Blessée, elle aussi, elle n'en avait pas moins retrouvé son sang-froid. Gérard l'entendit qui lui disait : « Mon chéri, mieux vaut renoncer à ce projet. Tu vois comme il contrarie Mademoiselle Perceron. Elle entre constamment dans la chambre. Tu la gêneras. Elle sera forcée de s'habiller davantage. Toi-même elle te dérangera. Tu vois, il ne vaut mieux pas », acheva-t-elle avec son beau sourire.

Au vrai, Marie ne souhaitait plus que Gérard habitât sa chambre. Pudeur, sans doute. À la pensée que Gisèle Perceron put juger si bassement leur amour, elle éprouvait une sorte de honte.

« C'est bon, puisque toi aussi tu ne tiens pas à ce que j'habite ici, je vais faire remettre le divan à sa place », et Gérard sortit.

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« Pourquoi Gérard ne comprend-il pas », se disait Marie, seule devant ce lit qu'on n'avait même pas achevé. « Il ne veut pourtant pas que je renvoie Mademoiselle Perceron. Il sait bien que je ne puis m'en passer. Qui soignerait Joël ? Et moi-même ? Comment faire venir une autre garde ? ». Heureusement on lui apportait le bébé. Dans un grand élan d'amour elle embrassa la petite chair fraîche de son fils. Lui du moins ne s'irritait pas. S'il se fâchait, on  savait pourquoi, que la tétée fût en retard ou qu'il eût besoin d'être changé. Marie était émue de reconnaissance devant ce petit être qui ne lui demandait pas de comptes et se reposait entièrement sur elle, si faible, si faible...